Les porteurs du Covid-19 stigmatisés, l’autre épidémie que rien n’arrête

NADIA_BORMOTOVA VIA GETTY IMAGES
Dans le cas du covid-19, la comparaison avec la peste noire au Moyen-Âge est tout à fait valable.


Les stigmatisations sont néfastes pour la société et la recherche. Le coronavirus concentre en quelques mois dix ans d’histoire du sida, selon le Pr Gilles Pialoux.


Huffpost – 29/01/2021 22:09 CET

Annabel Benhaiem

STIGMATES – Sommes-nous revenus au temps de la lèpre? Comme toute pandémie, celle du Covid-19 charrie son lot de stigmatisations. En décembre, l’enceinte de la maison d’une famille, atteinte par le coronavirus, a été taguée “covid-19”. En avril, des voitures de résidents secondaires venus en Haute-Savoie passer le confinement au grand air ont été, elles aussi, taguées “C19”. La seule provenance géographique indiquée sur les plaques d’immatriculation a suffi à provoquer ces inscriptions.

Les exemples se multiplient depuis mars 2020, début du premier confinement. On se souvient de ces colocataires qui priaient les soignants de quitter leur domicile pour éviter les contaminations. Et combien de personnes originaires d’Asie ont-elles été prises à partie, parce que le virus a démarré en Chine? Des étudiants en médecine ont aussi payé un lourd tribut. À Saint-Étienne et à Brest, ceux qui étaient malades ou cas contacts ont été privés de passer les concours d’entrée en première et seconde année.

Les jeunes, justement, figurent parmi les premiers accusés. Ils sont peu sujets aux formes graves de la maladie, ils sont pointés du doigt comme diffuseurs du virus, la société les juge peu responsables… La conséquence de ce phénomène, conjugué aux effets du confinement, est déjà là: 40% des jeunes entre 18 et 25 ans montrent des niveaux “alarmants” de troubles anxieux et dépressifs.

Le processus du “préjudice social”

Selon le sociologue et professeur à Rennes 2, Stéphane Héas, coauteur du livre ”Les porteurs de stigmates”, “ce phénomène constitue un élément du processus appelé ‘préjudice social’ qui aboutit à des violences aux personnes -jusqu’au meurtre, en passant par des intimidations, des insultes.”

Le processus est connu depuis des décennies, assure-t-il, que ce soit “en histoire, en sociologie, en psychologie”. Et il est cumulatif. “Les personnes qui subissent ce processus vont souvent être accablées d’autres reproches, plus ou moins logiques, parfois complètement irrationnels, mais avec des effets très concrets d’exclusion et d’évitement. Ces personnes peuvent alors être considérées comme peu précautionneuses, voire ‘sales’ parce qu’au contact de personnes supposées sales ou infectées. Par conséquent, à éviter, voire pour les cas les plus violents à éloigner ou à détruire.”

“Des personnes sales”

Des personnes sales, ça ne vous rappelle rien? Pour Christophe Dargère, docteur en sociologie, chargé de cours à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, et coauteur du même livre avec Stéphane Héas, la référence à la peste noire au Moyen-Age est valable. “Vers 1349, à l’heure où la peste noire sévit, les juifs sont accusés d’empoisonner les puits, alors même qu’ils subissent la peste noire autant que le reste de la population. Le processus de stigmatisation qui s’ensuit est terrible”, explique-t-il. Malgré les appels au calme du Pape Clément VI, il aboutit à un massacre, avec 2000 personnes tuées.

“La maladie est une projection du soi qui est effrayante, poursuit-il. Quand on voit l’autre malade, on perçoit la vulnérabilité de la condition humaine, on se projette en tant que futur malade, et c’est d’une grande violence pour soi”.

Si la violence est grande pour les personnes saines, la condamnation est double pour les personnes infectées. C’est sans doute ce qui a poussé l’Unescol’Onusida, et plusieurs organisations étatiques à émettre des recommandations pour circonscrire la haine envers les personnes atteintes par le covid. Dès le début de l’épidémie, l’Onu a demandé à ses pays membres “de ne pas attribuer la responsabilité de la propagation du virus à une communauté et de promouvoir l’inclusion”.

“Plus près de nous, continue Christophe Dargère, le virus du sida a été appelé le “cancer gay”, ce qui a participé à la stigmatisation de toute la communauté homosexuelle.”

Le Covid? Un concentré de dix ans de sida

Le sida, justement. L’infectiologue Gilles Pialoux considère que le Covid, “c’est l’histoire de dix ans du sida compactée en quelques mois”. Lui qui travaille sur le VIH depuis ses débuts à l’Institut Pasteur en 1989, il est aujourd’hui en première ligne dans la bataille contre le covid-19 à l’hôpital Tenon et vient de publier “Nous n’étions pas prêts: Carnet de bord par temps de coronavirus”.

Alors, quand il dit que la crise actuelle est un condensé des dix premières années d’épidémie du sida, il y a de quoi s’inquiéter.

Pourquoi le Covid revêt-il une telle dimension? “Dans le sida, précise le Pr Gilles Pialoux, le virus se transmet lors des rapports sexuels, a priori entre deux personnes consentantes. Or, dans le cas du Covid, vous ne consentez à rien, le risque n’est pas palpable et la transmission encore moins.”

Dès lors, de nombreux phénomènes actuels rappellent ce que nous avons vécu dans le VIH au début de la pandémie, avec un rapprochement et une différence majeure: “dans le Covid, continue le Pr Pialoux, la chasse au patient zéro, celui qui a transmis la maladie en premier, est quasi impossible et stigmatise toute personne infectée.” Et cette stigmatisation-là pose de graves problèmes.

Protéger de l’infamie en faisant reculer la science

“Par hasard, j’ai identifié dans mes consultations, une personne qui travaille dans une chorale du philharmonique de l’Oise, raconte-t-il. Ladite chorale avait effectué un voyage dans les régions les plus touchées de Chine, entre le 25 décembre et le 4 janvier. Mais chose étrange, aucune sérologie n’a été effectuée sur ces patients.”

Alors, le Pr Gilles Pialoux interroge les médecins concernés, à l’ARS et à Santé publique France, arguant du fait qu’une sérologie permettrait d’en savoir plus au sujet des patients très précoces, qu’il s’agirait d’une avancée majeure pour la connaissance. La réponse de l’un des médecins le replonge dans les pires heures du VIH: “il me dit qu’au moment des clusters identifiés dans l’Oise, plusieurs personnes ont été obligées de déménager, de changer leurs enfants d’établissements, leurs portes ont été taguées. On leur envoyait à la figure qu’ils étaient responsables des centaines de cas ou de morts qui venaient d’être enregistrés dans la région.”

Les médecins ont pris la décision de protéger cette chorale de l’infamie. Et donc, de ne pas faire de sérologie. “On est là dans un cas grave de stigmatisation qui s’oppose à la recherche épidémiologique”, analyse l’infectiologue. “C’est un obstacle à la démarche de santé publique, d’analyse des clusters, de recherche du patient zéro, mais aussi du dépistage”, s’inquiète-t-il.

La stigmatisation est contre-productive

Il prend un autre exemple, tout aussi parlant: “les étudiants de médecine de 2e année sont revenus de leurs vacances d’été et 15% d’entre eux étaient positifs au Covid-19. Mais plusieurs ne nous ont pas dit qu’ils avaient le virus, pour ne pas avoir à refaire leur stage. C’est contre-productif, et cela montre aussi que la stigmatisation est un problème qui va contre les politiques publiques de dépistage, d’isolement et de tracing…”

Pour le chef de service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Tenon, “les variants constituent un phénomène suraigu. On a pu déjà voir cela avec le virus Ebola.” Le professeur se souvient de cette patiente de Guinée-Conakry qui s’était gardée de lui dire qu’elle avait fait escale au Sénégal, pays fortement touché par la pandémie. Il a fallu une longue discussion avec un externe pour que les langues se délient et qu’elle admette être passée par Dakar en voiture depuis la Guinée. Or, c’est très important pour des épidémiologistes de connaître le trajet exact des patients. “Je suppose qu’avec les variants anglais, sud-africains et autres du covid, nous allons voir ce type de problématiques se démultiplier.”

De la violence des mots

Le temps est donc venu de documenter ces phénomènes. L’ouvrage collectif “Anthropologie d’une pandémie”, paru chez L’Harmattan, a tenté l’exercice. Sa directrice, Monique Selim, anthropologue et directrice de recherche émérite, y écrit que la pandémie a un double effet: elle rassemble un maximum de processus négatifs, comme la stigmatisation, et elle exacerbe les rapports sociaux, une aubaine pour les chercheurs en anthropologie.

L’un des chapitres de ce livre est particulièrement parlant. “De la figure du joggeur et du masque dans une banlieue parisienne” a été écrit sous pseudonyme, parce que l’auteure craint des représailles. Elle a compilé et analysé les publications de posts Facebook dans un groupe privé qui regroupe les habitants d’une banlieue huppée de Paris.

Ainsi, sur ce groupe Facebook, lors du premier confinement, on peut y lire des appels à la dénonciation à la police de ceux qui ne portent pas le masque, les insultes y pullulent. Ils sont plusieurs à demander une présence armée dans les rues pour maintenir de force les gens chez eux… Certains membres du groupe se disent prêts à attaquer toute personne qui mettrait, à leurs yeux, le voisinage en danger.

Absence de règles claires

Mais de quoi parlent-ils exactement quand ils évoquent “toute personne qui mettrait le voisinage en danger”? Ceux qui ne portent pas le masque ou qui le descendent sur le menton? Ceux qui ne toussent pas dans leur coude? Ceux qui travaillent à l’hôpital? La notion de mise en danger est si vaste que n’importe qui peut être défaillant et devenir une cible.

Ces gens qui appellent à la dénonciation sont en attente de règles claires et précises parce que la pandémie a fait voler en éclats celles qui régissaient les lieux publics. Elle a même atteint la sphère privée. Alors puisqu’on ne sait plus à quel saint se vouer, autant recréer soi-même des normes. C’est ce qui s’appelle “l’anomie” et c’est un concept qui a été décrit par Émile Durkheim, le père de la sociologie.

“Dans une période extrêmement émotionnelle, explique le sociologue Christophe Dargère de l’université de Saint-Étienne, l’absence de norme et de régulation sociale est propice aux comportements aléatoires et excessifs. Ceux qui stigmatisent aujourd’hui ne sont pas des gens déviants, ou dangereux en période calme. Mais la crise sanitaire fait resurgir en eux une peur ancestrale de contamination, qui fabrique des réflexes, des instincts de survie, de protection qui font mettre l’autre à distance, par quelque moyen que ce soit.”

Maltraitance institutionnelle

Cependant, le sociologue pointe du doigt un autre type de symptôme, ce qu’il appelle la maltraitance institutionnelle, qui a pour conséquence de se transformer en stigmatisation. Selon lui, elle serait plus inquiétante encore.

“On désigne les vieux, les jeunes, les catégories d’âge. Je suis également navré d’entendre à la radio que l’Aquitaine, par exemple, serait une bonne élève dans la vaccination. Nous sommes sans arrêt dans un système de comparaison. Cela découle de la culture de la performance. En période de crise, il faut au contraire rester modeste et arrêter de culpabiliser les gens en leur disant qu’ils ne font pas ce qu’il faut.”

Le fait est que lorsque Jean Castex nationalise le couvre-feu à 18h dans l’idée de contrer l’effet apéro, il se situe dans cette zone de culpabilisation de ses compatriotes. Si l’épidémie ne s’éteint pas, c’est de notre faute et de notre incapacité à suivre les règles. Les Français ne l’ont d’ailleurs pas entendu de cette oreille.

Dans la réalité, “les Français font ce qu’ils peuvent, continue le sociologue et les stigmatiser à outrance, j’appelle cela de la maltraitance institutionnelle. Nous serions coupables de fait, nous, les mauvais élèves. Cela accentue la dimension anxiogène qui circule dans la population, augmente la pression qui pèse sur les épaules des Français, et crée un climat malsain de suspicion. Et c’est là que les choses peuvent déraper. Quand les mauvais élèves sont désignés: les jeunes, les vieux, les fêtards, les obèses, les diabétiques, les Chinois…”

Pourtant, dans le fond, chacun sait que le risque zéro n’existe pas.

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Je suis sociologue, maître de conférences Habilité à Diriger des recherches en STAPS, Sociologie à l’université de Rennes 2, au sein de l’UFR APS. Lire la suite

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