The Tattoo Project

Deborah DAVIDSON (dir.) (2017), The Tattoo Project. Commemorative Tattoos, Visual Culture, and the Digital Archive

Toronto, Canadian Scholars

Référence(s) :
Deborah DAVIDSON (dir.) (2017), The Tattoo Project. Commemorative Tattoos, Visual Culture, and the Digital Archive, Toronto, Canadian Scholars

Stéphane Héas, « Deborah DAVIDSON (dir.) (2017), The Tattoo Project. Commemorative Tattoos, Visual Culture, and the Digital Archive », Communication [En ligne], vol. 35/1 | 2018, mis en ligne le 26 février 2018, consulté le 01 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org/communication/7464

Texte intégral

L’ouvrage collectif dirigé par Deborah Davidson constitue une partie du projet concernant les tatouages commémoratifs, réalisés donc précisément en mémoire d’un être disparu. Dans le même mouvement, une archive internétique (films, photographies, textes, diaporamas, etc.) a été mise en place pour expliciter le projet à un plus grand nombre (http://thetattooproject.info). Le livre est le fruit du travail de 22 auteurs (chercheurs et chercheures en anglais, humanités, philosophie, sociologie, science informatique, mais aussi archiviste ou art-thérapeute). L’ouvrage est parsemé de 35 photographies en noir et blanc et 20 en couleur qui présentent les tatouages et certaines des personnes participant au projet. Difficile de préciser chacune de ces contributions sans alourdir cette note.

Parmi les objectifs de ce travail collectif se trouve la volonté de déconstruire l’image déviante traditionnelle de la personne tatouée-encrée, de réduire l’écart avec les personnes qui n’arborent ni ne connaissent les tatouages, mais aussi de permettre aux scientifiques de mieux connaître cette activité de plus en plus banalisée notamment en Amérique du Nord. Il s’agit en somme d’élargir le débat sur les tatouages. Le fil rouge de ce travail collectif est la valorisation du tatouage commémoratif d’un être chéri (humain, animal). Ces tatouages mobilisent donc à la fois un hommage à l’être disparu d’une manière plus ou moins réaliste, un lien permanent avec lui par tatouage interposé ainsi qu’un moyen de mieux gérer/vivre cette perte et donc de favoriser le processus de deuil. En même temps, le tatouage devient un vecteur de dialogue avec autrui. En effet, suivant sa localisation sur le corps, les motifs, sa grandeur, son aspect figuratif ou non, etc., le tatouage mémoriel interpelle. Deborah Davidson et l’ensemble des auteures et auteurs se font l’écho de cette volonté des personnes tatouées de préciser les raisons d’un tel tatouage, les contextes de vie qui ont favorisé ce passage à l’acte d’encrer la peau. Il s’agit par exemple de parler d’une relation avec leur parent/enfant disparu, de pouvoir raconter son histoire particulière, parfois la tragédie que ce défunt a vécue. Toujours, ce type de tatouage engage un dialogue particulier à forte teneur émotionnelle et symbolique entre la personne et son passé, mais aussi entre elle et toute personne qui pose/ose poser une question à son égard. Andrea Warnick et Lysa Toye rapportent l’histoire du tatouage d’Anona qui a perdu son fils aîné trois ans plus tôt, quelques jours après sa naissance :

I wear my broken heart on my sleeve, on my flesh. […] I am so aware of how unreasonable my reaction is, and how hard it feels to me each time I reply with honest emotions […] never, never, never again ask about anyone’s tattoo, if you don’t want to really listen (p. 135-136)[1].

Le tatouage commémoratif possède ainsi une fonction mémorielle dynamique, malgré la fixité des motifs de l’inscription tégumentaire. En ce sens, il engage les relations au quotidien, il constitue une action mémorielle aux vertus thérapeutiques et par conséquent participe au processus identitaire des personnes, au-delà de l’épiderme encré, au-delà des motifs inscrits d’une manière permanente.

Ce projet évoque plus qu’il ne les mobilise des questions pour la recherche et la méthodologie en sciences humaines et sociales et plus largement pour l’analyse des communications entre les êtres humains. L’archive ouverte permet ainsi de rendre plus fluides les relations entre les chercheures et chercheurs (qui ont parfois des tatouages) et les personnes tatouées qui ont participé à ce projet, mais aussi celles avec les personnes extérieures au projet qui désirent mieux appréhender les situations vécues, les configurations existentielles en jeu.

L’archive internétique offre ainsi une interactivité intéressante qui peut d’ailleurs faire l’objet à l’avenir d’une nouvelle écriture. L’enquête engage aussi une réflexion sur les marques corporelles de chacun, que cela soit des cicatrices non voulues ou des tatouages. Cette forme d’engagement corporel (embodiment), doublé d’un empirisme affirmé, se remarque dans l’ensemble des contributions. L’engagement des uns et des autres dans cette réflexion collective n’est pas la moindre des particularités de ce travail. À quelques reprises, un manque de précision se fait sentir, lorsqu’une communauté (réelle, virtuelle ?) de personnes tatouées est censée émerger de ce projet ou d’autres projets de même teneur (p. 183), lorsque ce type de tatouages est présenté comme de plus en plus courant sans indication chiffrée (p. 7), lorsque les tatouages mémoriels sont décrits comme les plus fréquents des tatouages commémoratifs (p. 87). Ces tatouages sont même considérés par Anabel Quan-Haase comme « mainstream », alors que selon cette auteure 23 % des Nord-Américains en arborent un ou plusieurs (p. 186). Difficile de caractériser de la sorte un phénomène qui concerne moins d’un quart d’une population donnée…

Enfin, l’ouvrage présente les particularités des personnes qui tatouent une disparition à même leur peau, plus précisément celles qui ont répondu favorablement à ce projet. Cette action tatouée possède à leurs yeux assurément des vertus salutaires. Ce phénomène est présenté par Andreas Kitzmann avec perspicacité comme une « externalisation de la perte ou du trauma » (p. 39). Le tatouage scande le temps et marque durablement la mémoire en même temps que la peau du récipiendaire. Or, selon cet auteur, la mémoire sous toutes ses formes est caractéristique de la vie humaine (memory is what we are). Cet ouvrage permet incidemment de rappeler que le tatouage mémoriel peut constituer une affirmation volontaire face à d’autres marques imposées, vécues malgré soi. Il permet par exemple d’affronter le « syndrome de l’enfant oublié » (p. 137) qui complique singulièrement le processus de deuil, comme nous l’avons nous-même souligné (Héas et Héas, 2007). Le tatouage surenchérit alors avec profit une cicatrice provenant d’une césarienne, tout en symbolisant la « présence » de cet enfant disparu trop rapidement juste après sa naissance. La facilitation du deuil apparaît donc essentielle ici et mobilise une réflexion, mais aussi des actions de communication entre vivants et morts, pour reprendre la problématique chère à Louis-Vincent Thomas (1985).

Le tatouage commémoratif devient une forme intéressante de « thanatotechnologie » (Sofka, 1997, citée p. 185), une technique efficace pour les personnes concernées. Cette solution tégumentaire leur permet de ne pas dissoudre justement le souvenir de l’être aimé tout en configurant d’une manière spécifique les communications avec les autres, les vivants… en arborant la trace tégumentaire d’un mort toujours présent, toujours visible.

Bibliographie

HÉAS, Corinne et Stéphane HÉAS (2007), « Les rituels thérapeutiques de séparation : le travail de deuil lors de la perte accidentelle d’un enfant », Thérapie Familiale, 2 : 101-120.
DOI : 10.3917/tf.072.0101
SOFKA, Carla J. (1997), « Social support “internetworks”, caskets for sale, and more: Thanatology and the information superhighway », Death Studies, 21(6) : 553-574.
DOI : 10.1080/074811897201778
THOMAS, Louis-Vincent (1985), Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard.

Notes

[1] Je porte mon coeur brisé directement sur ma manche, dans ma chair. […] Je sais trop combien mes réactions peuvent paraître non raisonnables, c’est toujours difficile pour moi de répondre avec mes émotions sincères [… c’est pour cela] qu’il ne faut jamais, jamais poser une question sur un tatouage à une personne si vous ne voulez pas vraiment écouter son histoire ! (traduction de l’auteur).

Stéphane Héas, « Deborah DAVIDSON (dir.) (2017), The Tattoo Project. Commemorative Tattoos, Visual Culture, and the Digital Archive », Communication [En ligne], vol. 35/1 | 2018, mis en ligne le 26 février 2018, consulté le 01 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org/communication/7464

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