Pourquoi cracher, ce rite des tréfonds

Interdit des pelouses à cause du Covid-19, le crachat fait partie du décor de certains sports. Que raconte ce rituel peu ragoûtant?

Interdit des pelouses à cause du Covid-19, le crachat fait partie du décor de certains sports. Que raconte ce rituel peu ragoûtant?


Le Matin Dimanche – 17 mai 2020

MATHIEU AESCHMANN
mathieu.aeschmann
@lematindimanche.ch



Cette semaine, le doute planait encore. Quelle sanction le football au temps du Covid-19 allait-il réserver au crachat d’habitude, celui qui ne vise personne mais rythme les temps morts et les gros plans du sport roi? Entre la remontrance verbale et le carton jaune, la Bundesliga n’a pas voulu trancher. Elle s’est contentée «d’interdire l’éjection de salive». Un outrage sanitaire qui devrait être laissé à l’interprétation de l’arbitre.

Mais cracher peut-il être une faute – au moins de goût – si elle est aussi une nécessité physio- logique? C’est la question que posait, lundi, Geoffrey Tréand au micro de «C’te équipe», le podcast du Matin.ch. «Sans être médecin, je pense que le cra- chat est une pratique inhérente au sport à haute intensité. Cela me semble difficile à réglemen- ter. Si on garde la bouche pleine de salive, cela devient juste im- possible de respirer.» Soit. Mais alors pourquoi le footballeur crache-t-il avec style alors que le joueur de tennis le fait en ca- chette et le basketteur pas du tout? Et comment justifier que les sportives cèdent moins à ce besoin impérieux?

Pas un besoin physiologique

«Cracher n’est absolument pas une nécessité physiologique, recadre Laurent Koglin, médecin du sport à l’Hôpital de La Tour. C’est vrai qu’un mélange de salive et de mucus pro- venant des voies respiratoires remonte lors d’un effort intensif. Et même si je peux concevoir un effet libérateur du crachat lorsque la bouche est très pâteuse, l’athlète pourrait tout à fait avaler cette matière. Le crachat n’est pas nécessaire et il ne présente aucun gain potentiel de performance. J’y vois plutôt une forme de rite.» Un rite, une mode, un tic, une habitude, un dada, peu importe son nom, le crachat serait donc avant tout une affaire de mœurs. Un acte social, sur le terrain de sport comme partout ailleurs.

Selon le contexte, cracher peut permettre de «garder la face» ou, au contraire, d’être considéré comme malpropre»

Stéphane Héas d’après la théorie d’Erving Goffman, sociologue

Ce constat est à la fois rassurant, cracher n’est pas une fatalité, et intrigant: que nous ra- content ces bouches fontaines? Sociologue et maître de conférences à l’Université de Rennes 2, Stéphane Héas pose ce principe en guise d’introduction. «Le crachat est un acte multifacette dont les significations varient au fil du temps et suivant la situation même. L’historien Norbert Elias rappelle ainsi que cracher est passé en une génération d’un acte hygiénique – il est sain d’expectorer – à antihygiénique – il augmente les risques de contagion. Le sociologue canadien Erving Goffman démontre, lui, que, selon les contextes, cracher peut permettre de «garder la face» ou, au contraire, d’être considéré comme malpropre. Appliquée à l’espace sportif, cette ambiguïté intrinsèque semble épouser l’opposition entre le crachat de fonctionne- ment et celui vindicatif. Celui qui témoigne d’une bonne pratique et celui synonyme d’explosion. «Ce dernier a quelque chose d’infantile. Il marque une forme d’impuissance, c’est l’enfant contrarié qui crache car il sait que la règle lui interdit de se battre avec les poings, analyse le sociologue du sport Christophe Jaccoud. Cracher, tricher, mordre, cette constellation de pulsions infantiles fait penser à un joueur comme Luis Suárez.» Elle ramène aussi aux épisodes les plus sulfureux de la saga des crachats (voir ci- dessous).

Une grammaire masculine

Or le nouvel ennemi des pelouses n’a rien de vindicatif. Il n’est pas le produit d’un conflit ou d’un excès mais bien de rituels qui se sont installés sur le temps long. «Le phénomène me semble être un truc de garçons, un acte d’affirmation, reprend Christophe Jaccoud. C’est un moment de pause, de redressement, un peu comme remonter son short. Cracher loin fait partie d’une gram- maire masculine. L’acte s’inscrit ainsi dans ce qu’on appelle la masculinité hégémonique, un concept que certains sportifs incarnent au plus près. C’est une façon d’occuper l’espace, de marquer son territoire. En ce sens, ce n’est pas un hasard de voir Cristiano Ronaldo cracher si souvent.»

Plus affirmatif que transgressif, le crachat usuel du sportif gagne en nuances lorsque l’on observe les situations qui le mettent en scène. Il y a d’abord l’éjection presque intime, liée à un objet. C’est le lanceur, au cricket ou au baseball, qui crache sur la balle et le gardien de but qui le fait dans ses gants.

«On est ici à la limite de la superstition, j’y vois l’expression d’une forme de religiosité.» Et le chercheur du CIES de pour- suivre cette tentative de typologie avec le crachat du tireur de coup franc: «L’action en préparation implique un supplément de concentration. Le tireur doit se calmer, voir le jeu, se recentrer sur sa technique. Il s’agit d’un crachat de remobilisation: je m’allège de quelque chose et j’y vais. C’est comme si le joueur se libérait d’un sur- plus d’émotions.»

Quatre dérapages célèbres par la salive

RIJKAARD – VÖLLER (1990): LE DOUBLE JET

Ce huitième de finale du Mondial débute par la plus célèbre et injuste affaire de crachat. Fauché par Frank Rijkaard, Rudi Völler reçoit un premier glaviot dans sa tignasse alors qu’il se replace. Sur le coup franc qui suit, l’attaquant allemand va au contact du gardien van Breukelen mais l’évite. Rijkaard s’en mêle, provoque un double carton rouge et parachève sa «Spuckattacke» d’un second mollard. Légendaire.


FREI – GERRARD (2004): LE GLAVIOT DISSIMULÉ

Dans cette histoire, il y a le crachat et l’affaire. Car pour son envoi dans la nuque de Steven Gerrard, Alex Frei a d’abord été acquitté par l’UEFA faute de preuve, puis confondu par des images de la DRS; le tout en l’espace de quelques heures, à la veille du dernier match contre la France. Un rebondissement qui, au-delà du crachat, leva le voile sur la pire stratégie de communication de l’ASF. Avant 2018.


DR

CHELA – HEWITT (2005): L’ÉCUME EXASPÉRÉE

La Rod Laver Arena est déjà chaude lorsque Lleyton Hewitt salue d’un immense «come on» une volée ratée de son adversaire, qui lui offre des balles de break. Juan Ignacio Chela vit ce cri comme une provocation. Il tente d’abord une première balle directement sur le corps de l’Australien. Puis breaké et hors de lui, il rejoint sa chaise en crachant sur l’idole locale déjà installée. Il lui en coûtera 2000 dollars.


TIGER WOODS (2011): UN EXTRAIT DE MAL-ÊTRE

Un an après ses excuses télévisées pour de nombreuses liaisons extraconjugales, «Le Tigre» n’est plus No 1 mondial. Il tente de se reconstruire à Dubaï, où, accroupi sur le green du 12, il s’offre un crachat en gros plan. «Dur de descendre plus bas», s’insurge Sky. Difficile en effet de ne pas voir ici l’aveu d’une déchéance symbolique. «C’était inconsidéré. Je n’ai pensé à rien, je m’excuse», tweetera Tiger Woods.

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Je suis sociologue, maître de conférences Habilité à Diriger des recherches en STAPS, Sociologie à l’université de Rennes 2, au sein de l’UFR APS. Lire la suite

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